Dans une chambre plongée dans la pénombre d’un après-midi d’automne, Nicolas fixait le plafond, allongé sur son lit défait. Les murs, tapissés de posters de rappeurs, disparaissaient presque sous la fumée âcre qui flottait dans l’air. Son téléphone vibrait sans cesse, affichant les messages de ses potes et les appels manqués de sa mère.
Marie, sa mère, une femme aux traits doux encadrés de cheveux châtains, s’inquiétait de plus en plus. Elle avait vu son fils s’éloigner progressivement, ses yeux autrefois pétillants devenir vitreux, son sourire s’effacer.
Nicolas se redressa lentement, observant son reflet dans le miroir fissuré de sa chambre. Grand et athlétique, ses cheveux châtain clair en bataille dépassant de sa capuche grise, il ne reconnaissait plus vraiment le garçon qui le fixait. Il y avait une époque, pas si lointaine, où il passait ses journées à faire du parkour, à sentir l’adrénaline pure dans ses veines. Maintenant, ses sensations ne venaient plus que des joints qu’il partageait chaque soir avec sa bande, derrière le vieux skatepark.
‘Nicolas ?’ La voix douce de sa mère traversa la porte. ‘Le dîner est prêt…’ Il marmonna une excuse, comme d’habitude. Le silence qui suivit était lourd de non-dits et d’inquiétude.
Cette nuit-là, après une session particulièrement intense avec ses amis, tout bascula. La fumée semblait plus épaisse, l’air plus lourd. Sa poitrine se serra brutalement, son cœur s’emballa comme un oiseau affolé dans une cage trop étroite. La panique le submergea comme une vague glacée, transformant le monde familier en un cauchemar éveillé.
‘Eh mec, ça va ?’ La voix de Lucas, son meilleur pote, lui parvenait comme à travers un tunnel. Les lumières du skatepark dansaient étrangement, formant des motifs inquiétants sur le béton usé.
Quand il reprit enfin ses esprits, haletant et tremblant, son regard fut attiré par un objet qui n’aurait pas dû être là : une carte ancienne, couverte de symboles mystérieux, posée sur le sol juste devant lui. Le papier semblait luire d’une faible lumière dorée dans l’obscurité.
En l’effleurant du bout des doigts, il ressentit un vertige étrange, différent de ses états habituels. Les symboles anciens semblaient danser sous ses yeux, murmurant d’anciennes promesses de guérison, tout en l’avertissant des illusions qui gardaient le chemin. Une chaleur réconfortante émana du parchemin, comme un appel à l’aventure, une invitation à se redécouvrir.
‘Nicolas ?’ appela Lucas, mais sa voix semblait venir d’un autre monde. Les symboles de la carte pulsaient maintenant au rythme de son cœur, l’attirant vers un destin qu’il ne pouvait pas encore comprendre.
Le monde tourna violemment autour de Nicolas alors que la lumière dorée de la carte l’enveloppait. Quand sa vision s’éclaircit enfin, il se tenait au cœur d’un lieu qui défiait toute logique : une forêt primordiale aux proportions titanesques, où les troncs millénaires s’élevaient comme des piliers vers un ciel voilé de brume iridescente.
Les branches colossales ondulaient doucement, comme animées d’une conscience propre, créant une danse hypnotique d’ombres et de lumières. L’air vibrait d’une énergie palpable qui faisait dresser les cheveux sur sa nuque, chargé de murmures ancestraux et d’échos lointains.
‘Nicolas… viens avec nous…’
Entre les arbres, des silhouettes brumeuses se matérialisèrent, prenant les traits familiers de sa bande habituelle. Lucas, Théo, Sarah… leurs visages étaient là, mais quelque chose clochait. Leurs yeux brillaient d’un éclat surnaturel, et leurs mouvements avaient une fluidité irréelle.
‘Allez mec, détends-toi’, murmura le faux Lucas d’une voix qui semblait faite de fumée, tendant un joint spectral qui luisait d’une lueur malsaine. ‘Tu sais que c’est ce dont tu as besoin…’
Le corps de Nicolas réagit avant même que son esprit ne puisse intervenir. Sa main tremblante s’avança, guidée par un besoin viscéral qui lui tordait les entrailles. Mais lorsque ses doigts tentèrent de saisir le joint, ils ne rencontrèrent que du vide. Les apparitions se dissipèrent dans un chorus de rires moqueurs qui résonnèrent longuement dans la forêt, le laissant seul avec un manque plus dévorant que jamais.
‘Non… non, revenez !’, cria-t-il, sa voix se perdant dans l’immensité végétale qui l’entourait.
Tremblant et désorienté, Nicolas erra jusqu’à découvrir une clairière où un étang miroitait sous la lumière diffuse. L’eau était d’une pureté cristalline, si claire qu’elle semblait presque irréelle. Il s’approcha du bord, ses jambes vacillantes le portant à peine.
Son reflet le figea sur place. Le visage qui le fixait était le sien, mais comme il ne l’avait jamais vraiment vu : des cernes profonds creusaient ses traits, ses yeux autrefois vifs semblaient éteints, voilés par une brume qui n’avait rien à voir avec celle de la forêt. Il vit pour la première fois ce que la drogue avait fait de lui, ce qu’il était devenu.
‘Mon fils…’
L’eau ondula doucement, et le visage de sa mère apparut à côté du sien, empreint d’une douceur qu’il avait presque oubliée. Ses yeux brillaient d’une sagesse ancienne qu’il n’avait jamais remarquée auparavant.
‘Nicolas, notre famille n’est pas comme les autres’, dit-elle d’une voix qui semblait venir des profondeurs de l’étang. ‘Nous portons en nous les connaissances des anciens guérisseurs, un don que tu as toujours eu mais que tu as enfoui sous la fumée et les fausses promesses.’
Ses paroles résonnèrent en lui comme un écho lointain, réveillant des souvenirs d’enfance : sa mère lui préparant des tisanes aux herbes mystérieuses, lui enseignant les noms des plantes dans leur jardin, des moments de connexion pure qu’il avait perdus en grandissant.
‘Le plaisir que tu cherches dans ces substances n’est qu’une illusion’, continua-t-elle doucement. ‘Il te vole ta vraie joie, celle qui vient du partage authentique, de la connexion véritable avec les autres et avec toi-même.’
Une larme coula sur la joue de Nicolas, créant des ondulations qui firent disparaître les reflets. Mais les mots de sa mère restèrent, touchant une vérité profondément enfouie qu’il avait tenté d’étouffer depuis trop longtemps.
Les Brumes s’épaissirent soudainement autour de Nicolas, prenant des formes familières qui lui serrèrent le cœur. Son téléphone vibra frénétiquement dans sa poche, le bombardant de messages : ‘Nico, tu nous lâches ou quoi ?’, ‘On a de la bonne weed ce soir’, ‘Arrête de faire ta drama queen’.
Les silhouettes brumeuses de ses amis se matérialisèrent en cercle autour de lui, leurs visages déformés par une expression de reproche. Il reconnut Thomas, son meilleur pote depuis le collège, Julie avec qui il partageait toujours ses joints, Maxime qui ramenait toujours l’herbe…
‘Tu crois vraiment que tu peux te passer de nous ?’ ricana l’une des formes. ‘Sans nous, t’es rien. Juste le fils à sa maman qui croit aux plantes magiques.’
Les spectres se rapprochèrent, leurs mains tendues vers son téléphone comme des serres avides. Nicolas recula, le souffle court, son cœur battant la chamade. Chaque notification lui rappelait un souvenir : les fous rires dans le parc à 3h du matin, les confidences sous l’effet du cannabis, les promesses d’amitié éternelle faites dans un nuage de fumée.
‘Arrêtez…’ murmura-t-il, mais sa voix tremblait. Les apparitions tournoyaient autour de lui, de plus en plus menaçantes, transformant ses souvenirs les plus précieux en armes acérées contre sa résolution.
Dans la lutte, son téléphone glissa de ses mains moites et s’écrasa au sol, l’écran se brisant en une toile d’araignée. Le silence qui suivit fut assourdissant.
Dans ce moment de clarté soudaine, Nicolas fixa les fragments de son écran brisé. Chaque morceau reflétait un aspect différent de sa dépendance : les messages incessants, les appels à se défoncer, la peur constante de manquer quelque chose.
‘Ce n’est pas de l’amitié’, réalisa-t-il, sa voix gagnant en assurance. ‘Les vrais amis ne t’encouragent pas à te détruire.’
Une chaleur familière envahit sa poitrine, rappelant les moments où sa mère lui enseignait les secrets des plantes. Cette connexion, cette sagesse ancestrale – c’était ça, le véritable partage.
‘Je n’ai pas besoin de votre fumée pour exister’, déclara-t-il, se redressant de toute sa hauteur. ‘Ma force ne vient pas de ce que je consomme, mais de ce que je suis. Un guérisseur, pas un destructeur.’
À l’instant où ces mots quittèrent ses lèvres, les Brumes se dispersèrent comme des feuilles mortes dans le vent, dévoilant une clairière baignée d’une lumière dorée. L’air était pur, vivifiant, chargé du parfum des herbes sauvages que sa mère lui avait appris à reconnaître dans son enfance.
Nicolas inspira profondément, savourant cette sensation de clarté qu’il n’avait pas connue depuis des mois. Son esprit était plus net, comme si un voile s’était levé. Il comprenait maintenant que le véritable partage ne résidait pas dans les substances qu’il consommait, mais dans la transmission des connaissances, dans l’authenticité des relations.
Mais alors qu’il commençait à sourire, un frisson glacial parcourut son échine. Dans les ombres profondes entre les arbres millénaires, une présence plus dense que les Brumes prenait forme. L’Ombre de la Dépendance elle-même se manifestait, une masse sombre aux contours mouvants qui semblait absorber toute lumière. Ses yeux, deux puits sans fond, le fixaient avec une intensité menaçante.
Nicolas serra les poings. Ce n’était que le début de son combat, mais pour la première fois, il se sentait prêt à l’affronter.